Texte et photos de Vincent Rivoire
“Diagonale à Toussaint, n’oublie pas ton pépin” Vincent Rivoire
Rouler en itinérance à la Toussaint… ce projet évoquait pour moi des souvenirs d’enfance. Nous partions souvent toute la semaine en famille, avec des amis de mes parents. Vélos acier à 3 puis 5 vitesses, sacoches manufrance en lourde toile et lanières de cuir. Souvenirs des couleurs de l’été indien, des petites routes tranquilles. Le casse-croûte dans la sacoche de guidon, avec la carte Michelin. L’insouciance, l’amitié du groupe, les petits hôtels le soir, c’était la seule saison où on ne campait pas systématiquement, je vivais ce luxe comme un vrai privilège.
C’est avec ces pensées nostalgiques que je m’élance de Brest. Mon ami Jean, qui m’a hébergé pour une courte nuit, m’aide à descendre le vélo de son appartement, il est 3h45 du matin. L’asphalte est trempé mais la pluie nocturne vient de cesser. Je prends garde à ne pas glisser sur les rails du tram qui me guident vers le poste de police. Le centre de Brest est déjà - ou encore - bien animé. Je dois ainsi éviter de nombreux piétons, dont la diagonale consiste à rentrer chez eux en zig-zags en chantant à tue-tête !
Bon accueil à l’hôtel de police, texto à notre délégué fédéral Pascal, claquement des cales sur les pédales et c’est parti, il est 4h00.
Vendredi 25 octobre- de Brest à Nantes - 307km - 2750 m D+
Je m’échappe de Brest par l’est. Guipavas, Landerneau et puis la montée régulière vers le roc Trévezel. Les conditions sont bonnes, l’asphalte lisse offre un bon rendement.
Je revis intérieurement le retour du PBP2019 : nous suivions le même trajet, presque à la même heure. Le brouillard était dense. Aujourd’hui, le ciel est à la bruine et aux averses, mon phare alimenté par le moyeu dynamo éclaire un goudron luisant et j’ai enfilé la veste de pluie.
Il fait encore nuit quand j’arrive à Carhaix. Premier pointage, premier café. Tout va bien, le temps s’écoule paisiblement et je suis dans mes pensées. Le jour commence à se lever, j’ai déjà roulé plus de 80km au phare. J’aime cette lente découverte du paysage. D’abord on ne distingue que les silhouettes des arbres, puis les contours des champs. Enfin, c’est une lueur, loin là-bas à l’est et tout se dévoile alors, les nuances de gris cèdent aux couleurs. C’est pour ces moments là que j’aime partir la nuit.
Après Rostrenen, j’emprunte des petites routes, puis à Rohan je rejoins le canal de Brest à Nantes. Je suis content de trouver la platitude de ce long chemin de halage, après les rudes bosses du finistère. Le vent est soutenu depuis mon départ, il est passé d’un ¾ dos à un ¾ face depuis un bon moment, très gênant. Je suis absolument seul. La première madeleine de Proust se déclenche avec les belles frondaisons aux couleurs fauves qui bordent le canal. Le ciel qui était très couvert devient bleu, il fait frais et je ne sens aucune lassitude. La piste est couverte par endroits d’un épais tapis de débris végétaux, très humide. Sur certaines portions, heureusement courtes, le revêtement est défoncé et je roule dans du gravier bien irrégulier et des nids de poule. Je ne regrette pas d’être avec mon vélo gravel, un pneu de 35mm à l’arrière (32mm à l’avant).
Je profite du pointage à Josselin pour admirer son impressionnant château et pour manger une calzone bien chaude.
Je reprends ma route, rassasié et heureux. J’arrive à Redon avec un peu d’avance sur mon plan de route. Je décide donc d’aller pointer dans un salon de thé plutôt qu’un bistrot, il faut savoir se faire plaisir !
La fin d’étape est moins agréable. Les averses reprennent, le plafond est très bas, mais surtout c’est le trafic automobile qui ne cesse de croître. C’est l’heure des sorties de bureau et les gens s’éloignent de Nantes, face à moi, dans un flux incessant et bruyant. J’arrive donc avec soulagement à destination. Un dernier pointage et je me présente chez ma sœur Françoise et mon beau-frère Philippe, il est 19h pile et la nuit commence à tomber.
Ma première tâche, après les embrassades, est de nettoyer mon vélo totalement incrusté de projections de débris sur le cadre et la transmission. “Prends soin de ta monture avant toi même” n’est pas dans les préceptes vélocio, mais ça me semble le gage pour éviter les soucis sur la longue distance. Ma maman appelle son vélo “cheval blanc”, et il m’est parfois arrivé de parler au mien dans des situations très difficiles “tiens le coup mon vieux, c’est pas le moment de flancher”. En solo et en conditions exigeantes, par exemple de nuit et dans le froid, loin de tout, un petit problème mécanique pourrait de fait vite tourner à la grosse galère.
Une deuxième madeleine de Proust s’active : la chaleur d’un accueil familial, un toit accueillant pour la nuit, quels bonheurs !
Samedi 26 octobre- de Nantes à Montpon Ménéstérol - 330km - 2800 m D+
A mon réveil, à 3h du matin, une belle surprise m’attend. Françoise et Philippe se lèvent et proposent de m’accompagner pour la traversée de Nantes, saristes improvisés. Nous partons ainsi ensemble, à 4h du matin, trois “chevaux blancs” dans la nuit noire. J’observe que le centre de Nantes est moins animé que celui de Brest à cette heure : aucun piéton zig-zagueur ! Ma trace serpente sur le réseau de pistes cyclables, du nord au sud de la ville. A Vertou, Françoise et Philippe me laissent m’enfoncer seul dans la campagne où les éclairages publics n’ont plus cours et rentrent se coucher. Le long de la Sèvre Nantaise, la température chute et le brouillard est terriblement dense. Je roule sans deviner le relief de la route, avec le halo de mon phare qui se diffuse dans des nappes aux reflets incertains, mes lunettes sont perlées de gouttes . Autant dire que c’est le genre de conditions à attraper le mal de mer ! Au lever du jour, 80km plus loin, je suis ainsi cérébralement exténué. Je m’accorde une micro sieste sur un banc. 10 min sur le minuteur, un bienfait incroyable, je repars avec les neurones reconnectés et la motivation regonflée.
Soudain, j’aperçois dans les brumes, deux grands sangliers qui courent dans ma direction à travers champs. Seule une haie les sépare de moi et m’empêche de voir avec certitude à quel endroit ils vont couper ma route. Ouf, les sangliers s’avèrent finalement être deux chevreuils, la collision est évitée !
A Saint Prouant, mon premier pointage sur cette étape, il me faut tourner un moment avant de trouver le seul commerce ouvert : un garage automobile !
Le premier café du matin devra donc attendre un prochain village. La vitrine éclairée du boulanger est toujours un grand réconfort , qui me permet de déguster la triade des viennoiseries croissant-pain au raisin -pain au chocolat (et oui, je n’ai pas encore franchi la frontière de la chocolatine). J’y ajoute une part de flan, me gardant finalement le croissant pour plus tard.
Cette étape sera longue. Mentalement parlant, avec ce temps affreusement gris, souvent pluvieux, je n’arrive pas à m’échapper dans mes pensées, a contrario de la veille. Je dois fréquemment quitter puis remettre la veste de pluie, au gré des passages de fronts pluvieux.
Je me repasse les souvenirs des dernières journées avant le départ de la diagonale, tentant ainsi de distraire mes pensées de ces nappes de nuages bas et des aspersions d’eau.
J’étais d’abord monté de Toulouse à Nantes à vélo, 570 km en trois étapes.
J’avais alors affronté des pluies continues, augmentées d’un fort vent de face sur la première étape. Peu à voir avec mes souvenirs nostalgiques des Toussaint itinérantes de mon enfance ! Après cette mise en jambes et en condition, je suis resté trois jours chez ma soeur avant de monter en train à Brest. Nous avons marché une vingtaine de km chaque jour, de belles balades, parfois sous la pluie. J’ignore si ce fut un bon traitement pour reposer mes jambes. En revanche la présence de deux amis avec qui nous avions vécu une incroyable exploration du Makay à Madagascar en 2023, a rempli ma tête de merveilleux souvenirs et mon cœur de doux moments de partage.
Je m’arrête dans un abribus de rase campagne pour changer la pile de ma manette de dérailleur à l’abri de la pluie. Voilà un moment que les vitesses passaient mal, je connais le remède et transporte toujours ladite pile de rechange…
A Chalais, troisième et dernier pointage de la journée, la nuit est déjà tombée. Je m’accorde un snack chaud, bien qu’en retard sur ma feuille de route. Bien sûr, avec les frites s’il vous plaît ! La nourriture est un palliatif aux pensées figées sur les kilomères qui ne défilent pas et sur les hectolitres de pluie reçues sur la tête.
C’est ainsi avec un moral bien regonflé que je m’élance pour les 40 dernières bornes. Seul petit souci, un de mes deux feux rouges arrière rend l’âme définitivement. J’ignore s’il s’agit d’un défaut d’étanchéité face aux projections, ou bien probablement plutôt de la manœuvre intempestive d’un client du bistrot de Chalais. Il a pensé me rendre service en sortant l’éteindre pendant que je dinais… sans en connaître le délicat interrupteur. Bref, me voilà à prier pour que l’autre feu tienne la charge, il est allumé depuis 4h du matin…quand je vous dit que je parle parfois à mon vélo.
Je traverse dans un noir d’encre des collines boisées, sous la pluie, avant d’arriver enfin à Montpon Ménéstérol où j’ai réservé un logement pour la nuit. Il est 21h15, j’ai une heure de retard sur ma feuille de route mais je sais que le plus dur est derrière moi. Les étapes suivantes seront nettement plus courtes, je peux donc dormir un peu plus et partir plus tardivement.
Dimanche 27 octobre- de Montpon Ménéstérol à Pibrac (Toulouse) - 226km - 2010 m D+
A défaut de gagner une heure sur le délai autorisé, j’ai gagné une heure de sommeil avec le changement d’heure cette nuit. Il fait pourtant encore noir quand je quitte mon logement à 6h du matin. Tiens, c’est curieux, il pleut… Heureusement, c’est une grosse bruine qui mouille moins qu’hier. J’emprunte de petites routes qui serpentent en montant dans la forêt.
Soudainement, au détour d’un virage, un être fantasmagorique et gigantesque se dresse devant moi. Il s’agit d’un grand arbre couché en travers de la route. Mon phare éclaire son feuillage touffu. La voie est totalement coupée, j’en déduis que l’arbre est tombé cette nuit puisqu’aucun panneau de déviation ne l’indiquait en amont. J’arrive à le franchir en portant ma monture entre les grosses branches, j’aurais peu apprécié de rebrousser tout le chemin effectué !
Un peu plus tard, alors que l’aube commence à peine à dissiper la totale pénombre de la forêt, j’entends les volées de cloches d’une église. C’est un bel angélus, mais ce qui est incroyable c’est ce que suis très loin de tout village ou habitation. Seul sur cette petite route vallonnée entourée de bois profonds, ce son cristallin me remplit d’émotion, comme un mystère qui ne se dévoilerait qu’au voyageur solitaire.
Le temps reste très gris mais la bruine a cessé. Je traverse Bergerac et la Dordogne au petit matin, tout est très calme, nous sommes dimanche. Mon parcours, qui emprunte des routes secondaires, est bien vallonné. Une succession de collines à franchir, suivies de descentes vers des petites rivières. Je peux enfin profiter de paysages agréables dans ce relief , plus sauvages qu’en Vendée.
Me voici maintenant dans le Lot, que je franchis à Monsempron Libos. Il y a ensuite de nouvelles rudes bosses, pour passer Tournon d’Agenais puis Lauzerte.
Et puis, ces reliefs s’estompent à l’approche des vallées du Tarn et de la Garonne, et ma vitesse augmente. A Lafrançaise, tous les commerces du pied de village, sur la D927, sont fermés. Je dois prendre une photo du panneau de sortie de ville, celui d’entrée juste en face ayant été dérobé !
J’apprendrai en regardant mes messages le soir - en journée, je roule très souvent en mode avion, téléphone rangé - que Francis T a essayé de me rejoindre à Lafrançaise pour m’accompagner. Dommage, je me suis ainsi hélas privé d’une belle compagnie ! Je chipe une pomme dans les immenses vergers que je traverse, les fruits font tellement plaisir dans le menu souvent très limité du cycliste longue distance !
Je rejoins le canal vers Montech, et vais le suivre jusqu’à Grisolles. Le ciel s’est enfin un peu dégagé, il fait chaud et je dois prendre garde aux nombreux promeneurs sur cette belle piste du chemin de halage. Je me rapproche de Toulouse et ce sont des coins que je connais bien. Grisé, je pousse fort sur les pédales et parcours ces 25km tout plat à 28 km/h de moyenne.
J’arrive chez moi à Pibrac en fin d’après-midi. Le Carrefour Contact est ouvert le dimanche jusque tard en soirée, celà me permet de pointer mais surtout de m’acheter à manger pour ma nuitée “à la maison”. Une fois encore, je vais nettoyer le vélo avant son pilote …
C’est curieux : je me réjouissais de faire étape chez moi pour le réconfort logistique, mais je suis finalement presque déçu du manque de dépaysement. C’est presque comme si l’aventure était déjà terminée, trop tôt…
Lundi 28 octobre- de Pibrac à Perpignan - 213km - 1040 m D+
Départ à 5h du matin, pour contourner Toulouse par l’Ouest.
Je retrouve comme convenu Thierry F et Xavier R à Frouzins, ils vont m’accompagner sur 65 kilomètres. C’est un grand plaisir, en diagonale solo surtout, de retrouver deux amis, de papoter, rouler dynamiquement en prenant les roues ! Nous faisons une bonne pause boulangerie-pointage à Saverdun. Ils me quittent à La Bastide de Lordat, petit village perché. Je poursuis seul ma route vers le sud-est. Le ciel hélas se couvre et le piémont pyrénéen est noyé dans les nuages bas. Ma trace est agréable, petites routes désertes jusqu’à rejoindre Mirepoix. J’emprunte ensuite la voie verte qui m’amène en serpentant jusqu’à Chalabre, en franchissant quelques beaux tunnels. Zippp… je contrôle tout juste quelques départs en glissade : le revêtement est par endroit couvert d’une boue argileuse glissante.
Les averses se succèdent et je suis prudent dans la belle descente vers Quillan. J’y fais halte pour dévorer un énorme sandwich chaud à l’effeuillé de canard et confit d’oignons rouges… avec des frites, quelle question !
Je parcours le beau défilé de Pierre Lys, profondes gorges de l’Aude qui rugit au fond. La pluie redouble d’intensité, et alors que j’arrive à Saint Paul de Fenouillet je décide de rester sur la route D117 au lieu de prendre comme prévu des petits détours dans le relief. Malgré les grosses projections d’eau des véhicules qui me doublent, je préfère rester sur cette voie principale en voyant les fossés qui débordent partout et les routes latérales couvertes d’eau boueuse.
A Estagel, je bifurque vers le sud pour franchir le petit col de la Donna et redescendre vers Perpignan. La fin d’étape est bien désagréable et stressante, il pleut à verse et il y a énormément de trafic pour rentrer dans la ville par l’Ouest.
J’arrive à l’hôtel de police avec une très grande marge par rapport à l’horaire du délai, même amputé du décalage à l’heure d’hiver. Les trois policières à l’accueil sont bien étonnées quand j’extrait mon carnet de route, elles ne connaissent pas le principe des diagonales. Leur collègue masculin leur explique et part tamponner le feuillet, alors que se forme sous moi une grosse flaque d’eau.
Il doit y avoir une bonne étoile pour les diagonalistes, car en arrivant à la gare (proche du poste de police), un TER direct part dans les dix minutes pour Toulouse. Mon vélo est vite suspendu au crochet et je peux aller tordre mes chaussettes dans les toilettes, enfiler un vêtement chaud et me détendre. Le sandwich au canard de midi, encore présent, me console de ne pas avoir eu le temps de m’offrir un casse-croûte avant de monter dans ce train.